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17/04/24

Devoir de vigilance et risque judiciaire : à quoi les entreprises doivent-elles s’attendre ?

Une interview de Thibault Guillemin par Aurore Bardon, Fondatrice et Chief Ecosystem Officer de l’ESG Lab & Society.

Thibault Guillemin est avocat au Barreau de Paris depuis 2002, et avocat associé du cabinet Racine depuis peu. Il est reconnu pour son expertise en matière d’éthique, de compliance et de droit pénal des affaires. Thibault assiste des grandes entreprises françaises ainsi que des groupes internationaux sur leurs problématiques de lutte anticorruption, de devoir de vigilance et de sanctions économiques. Membre de l’Association des Avocats Pénalistes, du Cercle de la Compliance et de l’International Bar Association, il intervient aussi à la Dauphine Executive Education et à l’école de droit de Sciences Po Paris.

Aurore Bardon- Alors que de plus en plus d’entreprises sont visées par des actions en justice sur le fondement de la loi « vigilance », et qu’une première condamnation vient d’être rendue en la matière contre La Poste, les entreprises restent confrontées à de nombreuses incertitudes quant à la « bonne » manière d’élaborer leur plan de vigilance. Faut-il attendre des tribunaux qu’ils donnent plus de visibilité aux acteurs économiques ?

Thibault Guillemin : on constate en effet une multiplication des recours à l’encontre de grandes entreprises sur le fondement de la loi « vigilance » ; certaines, comme TotalEnergies, ont même eu la déconvenue d’être ciblées à plusieurs reprises… Cependant, les décisions rendues sur le fondement du devoir de vigilance sont encore peu nombreuses. Après avoir initialement débattu de la juridiction compétente, les tribunaux ont évité de se prononcer sur le « fond » de la loi, en se penchant seulement sur la recevabilité des actions engagées. Ce n’est qu’en décembre dernier que le tribunal judiciaire de Paris s’est prononcé sur le contenu de la loi, en condamnant La Poste à compléter son plan de vigilance. Dans cette décision, le tribunal propose une méthodologie à suivre pour élaborer un « bon » plan de vigilance et propose des standards minimums. A défaut d’autres référentiels précisant la manière dont les entreprises doivent élaborer leur plan de vigilance, ce premier jugement peut bien sûr servir d’outil et de guide d’élaboration. Attention, toutefois, à ne pas accorder à cette décision encore isolée une trop grande portée ! Les tribunaux, comme les entreprises, sont encore bien démunis dès lors qu’il s’agit d’interpréter la loi « vigilance » : celle-ci ne prévoit aucun référentiel et aucun décret d’application n’est venu la préciser. Et contrairement à la lutte anticorruption, aucune autorité n’a émis de recommandations, de guides pratiques, de commentaires, etc. A contrario, les entreprises jouissent d’une grande liberté sur la manière de concevoir leur plan de vigilance…

Notons enfin que les tribunaux s’organisent pour traiter ce contentieux émergent : le législateur a confié au tribunal judiciaire de Paris une compétence exclusive en la matière, tandis que la cour d’appel de Paris a créé une « chambre des contentieux émergents – devoir de vigilance et responsabilité écologique » dédiée à ces dossiers. Un système vertueux est donc en train de se mettre en place : grâce à l’unification du contentieux, les juges vont progressivement se spécialiser, et permettre ainsi une plus grande harmonisation des décisions à venir ; ce qui sera source de sécurité juridique pour les entreprises exposées à ce risque judiciaire d’un genre nouveau.

Aurore Bardon – En parlant de risque judiciaire, les entreprises commencent-elles à en tenir compte ?

Thibault Guillemin : bien entendu. Les entreprises ne peuvent plus ignorer le risque d’un recours, surtout depuis l’affaire La Poste ; c’est d’autant plus vrai pour celles qui ont déjà reçu des mises en demeure d’associations, d’ONG, de syndicats ou d’autres acteurs. Mais les entreprises n’ont pas attendu pour se mettre en conformité avec la loi : au-delà de l’obligation légale, le devoir de vigilance et la RSE sont devenus un enjeu économique, sociétal et réputationnel qu’aucune organisation ne peut plus ignorer dans l’exercice de ses activités. Les parties prenantes de l’entreprise (actionnaires, dirigeants, clients et partenaires commerciaux, salariés et représentants du personnel), mettent désormais le sujet « vigilance » au cœur de leurs préoccupations. Nos clients sont ainsi régulièrement interrogés sur leurs engagements RSE et vigilance : dans le cadre de négociations contractuelles avec leurs partenaires commerciaux, dans le cadre d’opérations de M&A, par leurs organisations syndicales, etc. Ces éléments, dans un contexte de développement de la réglementation applicable en la matière (DPEF, nouvelle directive CSRD, loi Pacte, taxonomie européenne, et bientôt la future directive CS3D), font de ces sujets un enjeu de premier ordre.

Devoir de vigilance et risque judiciaire : à quoi les entreprises doivent-elles s’attendre ?

Aurore Bardon – Et au niveau européen : que faut-il attendre du projet de directive européenne CS3D ?

Thibault Guillemin : La future directive européenne CS3D se veut plus étendue que la loi vigilance française, avec des seuils d’application autrement plus bas, et un dispositif de contrôle et de sanction plus dissuasifs. Toutefois, au début du mois de février, et alors que tout portait à croire qu’une version finalisée du texte devait être prochainement votée, l’Allemagne, suivie par l’Italie, ont exprimé des réserves sur le projet de texte et l’incidence que celui-ci aura sur les entreprises visées ; reportant le vote du texte à une date ultérieure. Affaire à suivre donc…

Avocats concernés :