Décryptages

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21/09/20

Neutralité du Net 1 – Liberté contractuelle 0

Le mardi 15 septembre 2020 est assurément une victoire pour les jusqu’au-boutistes de la neutralité du Net.

C’est en effet à cette date que la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), statuant en grande chambre, a interprété́ pour la première fois le règlement européen 2015/2120, qui consacre le principe essentiel d’ouverture d’Internet, communément appelé « neutralité du net ».

Il n’est pas certain qu’il faille se réjouir de cette décision.

Cette notion n’est d’ailleurs pas partagée par tous.

Pour rappel, le 11 juin 2018, la neutralité du net cesse d’être appliquée aux Etats-Unis en vertu d’un vote de la Commission Fédérale des Communications (FCC) le 14 décembre 2017. Le président de la FCC à l’époque dira à ce sujet : «Il est temps pour Internet d’être à nouveau piloté par les ingénieurs, les entrepreneurs et les consommateurs, plutôt que par les avocats, les comptables et les bureaucrates. (…) Il est temps pour nous de restaurer la liberté́ d’Internet. La décision de l’autorité américaine, qui avait pourtant consacré la neutralité de l’Internet sous la présidence d’Obama, illustre la fragilité et la volatilité du principe.

L’Europe pour sa part s’est résolument inscrite dans la défense d’une neutralité du Net pure et dure.

Ces principes sont essentiellement fixés dans le  Règlement (UE) 2015/2120 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015 établissant des mesures relatives à l’accès à un internet ouvert et modifiant la directive 2002/22/CE.

L’affaire portée devant la CJUE est une question préjudicielle extrêmement intéressante.

Elle porte sur un contentieux primaire entre l’un des principaux FAI Hongrois (Télénor) et le régulateur Hongrois.

Télénor propose deux offres dites « groupées » l’une appelée « MyChat » et l’autre « MyMusic ».

L’offre est assez simple : l’internaute achète un certain nombre de volume de données (en l’espèce 1 gigabit) mais une partie de ce volume n’est pas décompté sur 6 services prédéfinis[1] (application d’un « tarif nul »).

Une fois le volume de données utilisé, l’internaute peut toujours accéder librement aux 6 services prédéfinis mais le reste de son accès à internet se voit bridé.

D’apparence, cette offre simple « sympathique » est assez adaptée à un jeune public qui utilise essentiellement Internet pour ses réseaux sociaux ou des services de vidéo ou de musique.

Mais pour le régulateur Hongrois, cette offre serait contraire aux paragraphes 2 et 3 de l’article 3 du Règlement (UE) 2015/2120

Rappelons les règles de l’article 3.

Règle 1 –    Les utilisateurs finals[2] ont le droit d’accéder aux informations et aux contenus et de les diffuser, d’utiliser et de fournir des applications et des services et d’utiliser les équipements terminaux de leur choix, quel que soit le lieu où se trouve l’utilisateur final ou le fournisseur, et quel que soit le lieu, l’origine ou la destination de l’information, du contenu, de l’application ou du service, par l’intermédiaire de leur service d’accès à l’internet.

Cette règle impose une égalité d’accès à internet.

Règle 2 –   Les accords entre les fournisseurs de services d’accès à l’internet et les utilisateurs finals sur les conditions commerciales et techniques et les caractéristiques des services d’accès à l’internet, tels que les prix, les volumes de données ou le débit, et toutes pratiques commerciales mises en œuvre par les fournisseurs de services d’accès à l’internet, ne limitent pas l’exercice par les utilisateurs finals des droits énoncés au paragraphe 1.

Cette règle fixe une limite à la liberté contractuelle des FAI

Règle 3 –  Dans le cadre de la fourniture de services d’accès à l’internet, les fournisseurs de services d’accès à l’internet traitent tout le trafic de façon égale et sans discrimination, restriction ou interférence, quels que soient l’expéditeur et le destinataire, les contenus consultés ou diffusés, les applications ou les services utilisés ou fournis ou les équipements terminaux utilisés. Le premier alinéa n’empêche pas les fournisseurs de services d’accès à l’internet de mettre en œuvre des mesures raisonnables de gestion du trafic. Pour être réputées raisonnables, les mesures sont transparentes, non discriminatoires et proportionnées, et elles ne sont pas fondées sur des considérations commerciales, mais sur des différences objectives entre les exigences techniques en matière de qualité de service de certaines catégories spécifiques de trafic. Ces mesures ne concernent pas la surveillance du contenu particulier et ne sont pas maintenues plus longtemps que nécessaire.

Cette règle fixe le principe selon lequel le FAI peut exceptionnellement mettre en œuvre des mesures de « gestion » du trafic.

Par une application stricte de l’article 2, qui précise qu’aucune restriction ne peut être opérée même dans le cadre d’une pratique commerciale et constatant que l’exception du paragraphe 3 n’avait pas motif à s’appliquer, la CJUE a logiquement considéré comme contraire à l’article 3 l’offre proposée le FAI Hongrois.

Mais faut-il s’en réjouir ?

Dura lex sed lex. L’article 3 paragraphe 2 est ce qu’il est. Il consacre une violation fragrante du droit à la liberté commerciale.

A l’époque personne ou presque ne s’en émouvait mais la conséquence est là.

Impossible pour un FAI de proposer une offre intelligente / attrayante en réduisant le prix et en restreignant des accès moins utilisés.

Tous les FAI européens vont devoir vérifier la légalité de leurs offres et parfois y mettre un terme !

Il n’est pas certain que le consommateur en sorte gagnant.

Poussée à l’extrême, la neutralité du Net est contre-productive.

Il serait plus intéressant de se préoccuper de la neutralité technologique de certains grands acteurs comme Google sur Internet et Apple sur les apps mobiles et de se préoccuper de leur toute puissance sur le classement de tel ou tel contenu.

C’est d’ailleurs la voie plus raisonnable qu’a choisie la France avec l’adoption de la loi pour une République Numérique du 7 octobre 2016 affichant le principe de neutralité de l’internet vis-à-vis des « plateformes », dont les moteurs de recherche.

L’Arcep, assistée par la DGCCRF, se voit confier la mission de mettre en œuvre et de veiller au respect de la neutralité du Net, notamment pas son pouvoir d’enquête et de sanction à l’encontre des opérateurs d’internet. Mais son résultat est plus que décevant comme en témoigne l’absence persistante de mise en œuvre par les géants d’Internet de politique d’information claire au profit de l’utilisateur et de transparence vis-à-vis de leurs pratiques.

[1] Pour l’offre MyChat – Facebook, Facebook Messenger, instragram, twitter, Viber et Whatsapp – Pour l’offre MyMusic Apple Music, Deezer, Sptify, Tidal et 2 radios

[2] NDR désolé pour l’orthographe mais c’est ainsi que la notion est traduite

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Avocats concernés :